Est-ce
qu'on naît lesbienne ou est-ce qu'on le devient ?
par
Jacqueline Julien- Bagdam Espace lesbien, Toulouse.
Conférence
du 2 mars 2002, donnée à la demande de l'association " Femmes-sages-femmes
d'Aquitaine ". Un public hétéro, dont qques hommes - aucune lesbienne
déclarée. Ont bien écouté.
La question-titre, vous le savez peut-être, paraphrase la célèbre
maxime de Beauvoir dans Le Deuxième sexe : "On ne naît
pas femme, on le devient". Cette phrase émise en 1949 a claqué comme
un coup de tonnerre dans un ciel tranquille, ou qui croyait l'être,
et fut une illumination pour des millions de lectrices. Beauvoir ne
l'avait pas conçue d'ailleurs comme une maxime ou un aphorisme.
Dans cet énoncé apparemment si simple, mais aux immenses conséquences,
elle rassemblait génialement tout ce que son travail lui avait confirmé
- que LA FEMME est une construction sociale, utile à la société patriarcale,
mais en aucun cas une donnée de nature Objective.
Une telle affirmation allait et va toujours à contre-courant de tout
ce qu'on fait croire aux femmes :
-
qu'elles SONT des femmes, et pour cela, habilitées depuis la naissance
et par naissance à aimer les hommes, à chercher leur compagnie,
leur approbation, leur désir ;
- qu'elles sont des Femmes, définies selon les dictionnaires comme
"femelle de l'espèce humaine", "personne de sexe féminin"... L'homme,
lui, n'étant jamais défini en première entrée comme personne de
sexe masculin ni comme mâle de l'espèce humaine mais comme "être
appartenant à l'espèce animale la plus évoluée de la Terre". (Dans
ce genre de déf. on ne saura jamais si sa femelle a droit elle aussi
d'accéder au statut d'espèce animale la plus évoluée !).
Le
fait est que la Femme est toujours définie par rapport à l'homme,
étalon absolu, comme tous les étalons, de ladite espèce humaine.
Ce préambule a pour utilité de cadrer - très vite, il y aurait tant
à dire mais ce n'est pas le seul Sujet de cette intervention -, d'esquisser
le paysage qui attend la petite fille lorsqu'elle vient au monde.
Un paysage dans lequel inlassablement on lui répétera que son destin
- biologique donc social, biologique donc sexuel, biologique donc
affectif - est d'aimer les hommes. Or les nombreux exemples de résistance
à ce destin chez certaines petites filles un peu rétives à jouer aux
poupées Barbie, et qui pour cela inquiètent leurs parents, tendent
à démontrer que les choses ne vont pas si facilement de soi, ne sont
pas aussi tracées.
Si le biologique était un automatisme, il n'y aurait aucune
exception à la règle, et on ne rencontrerait aucun cas de résistance.
Mais IL Y A des exceptions et on rencontre des résistances. C'est
à partir de ça entre autres que Beauvoir a pu s'engouffrer pour formuler
son célèbre constat : la femme est construite femme. Autrement
dit, "être" femme n'aurait en soi aucune signification particulière
(pas plus qu'être noire ou blanche) s'il n'y avait pas une nécessité
sociétale qu'elle le "devienne". Dans cette nécessité, il
y a le binôme auquel on veut lier son fameux destin automatique, c'est-à-dire
le mâle de l'espèce humaine, l'homme qu'il lui faudra aimer pour assumer
les nécessités de la procréation. Dans cette utilité de "devenir"
femme est donc incluse "l'évidence" de devenir hétérosexuelle.
En somme, en ligne directe depuis la phrase de Beauvoir dénonçant
toute objectivité biologique, naturelle de l'être femme, nous pourrions
énoncer logiquement :
On ne naît pas hétérosexuelle, on le devient.
En tout cas on essaie. (!)
Au-delà du refus de jouer à la poupée, Barbie ou autre, que va-t-il
se passer pour la petite fille qui renâcle à Devenir une Femme ?
Qu'est-ce qui va lui tomber dessus ? D'abord, le mélange des
genres. On va la traiter de garçon manqué.
Normalement il y a deux genres prescrits : le masculin et le
féminin. Alors qu'est-ce que c'est que ce genre, qui n'est ni l'un
ni l'autre ? La fausse-petite-fille-garçon-manqué va donc se
sentir ratée. Oh parfois fière de l'être, mais dans un orgueil
outragé dont la blessure se refera sentir tôt ou tard. En règle générale,
ces soi-disant "garçons manqués" se sentent mal, d'autant qu'elles
ne savent pas pourquoi. Je vous cite un témoignage :
"Durant
mon adolescence, j'ai été hantée par un malaise, une peur d'être prise
pour ce que je n'étais pas et la crainte d'être dévoilée dans ce que
j'étais : une fille qui se sentait fille en sachant qu'elle n'était
pas une fille. Ce mot "fille" avait deux sens pour moi à l'époque.
Lorsque fille signifiait appartenance à un groupe défini par son genre
et son sexe replacé dans une opposition/complémentarité fille/garçon
impliquant un comportement social et hétérosexuel, je n'étais pas
une fille. Or, les autres filles avaient tendance par de petites
remarques à me renvoyer du côté des "garçons" lorsque je montrais
trop de passion pour elles ou un comportement inadapté pour une fille.
Bien que n'ayant pas conscience à l'époque d'être lesbienne, je ne
voyais pas pourquoi je ne pouvais pas être une "fille" et me comporter
comme je le faisais".
(Ingrid Renard, Attirances)
Bien sûr, elle ne voyait pas pourquoi. Mais on ne tarderait
pas à lui (en) faire voir. Une fille POUR être fille doit se comporter
en fille, autrement dit être, ou se préparer à être le pendant de
l'homme - l'étalon fameux de l'espèce humaine. Pas d'échappatoire
possible. Pas de solutions prévues pour qui ne veut pas et ne peut
pas s'y conformer. Dans ce sens, la petite fille qui n'est pas un
fille au sens où on l'attend (au tournant), ensuite la jeune fille
qui se sent "autre chose" qu'une future fiancée-épouse-et-mère, va
avoir elle aussi devant elle un sacré travail de construction. Ou
plutôt de déconstruction. Car pour bâtir son identité, son Je, il
va falloir qu'elle se bâtisse d'abord en creux, par défaut. "Je ne
suis pas dans le désir des hommes", alors dans quel désir suis-je?
Avant de s'autoriser à ce que son non-désir devienne un désir Autre,
un désir en soi, elle va passer par un véritable désert d'identification :
rien n'est fait autour d'elle pour illustrer ce désir Autre. Autant
celle qui joue le jeu ou se croit naturelle dans son désir pour les
hommes n'aura qu'à piocher dans le tas pour se reconnaître, se voir
légitime, autant celle qui pour X raisons ne peut pas s'identifier
dans ce projet qu'on a pour elle (ce soi-disant destin), va foncer
droit dans l'inconnu.
De plus, cet inconnu qu'elle perçoit, même si elle n'a pas de mots
pour le dire, c'est un futur d'illégitimité, c'est la marge, l'exclusion.
Combien ont pu résister longtemps devant la peur d'être rejetée à
la marge ? La plupart prennent un petit ami pour donner le change,
s'inventent un fiancé et même finiront par se marier, avec enfants.
Il y en aurait long à dire sur les batailles qu'auront à mener ces
adolescentes qui se sentent et sont perçues non-conformes. Sur les
désespoirs silencieux, les révoltes incomprises même par elles-mêmes
tant qu'elles ne se seront pas constitué une individualité, tant qu'elle
n'auront pas nommé cette individualité...
Car avant de parler vraiment de sexualité lesbienne, encore
faudrait-il qu'elle advienne ! Entre le moment ou une jeune fille
"se sent" lesbienne et celui où elle le sera, où elle pourra même
se dire lesbienne, sans parler encore de pratiquer une "sexualité",
elle aura eu à faire, comme je l'ai dit, tout ce travail au corps,
au cœur de la société qui la veut Femme - donc hétéro. Il y aura eu
l'affrontement et tout son stress, ou le refoulement avec son cortège
de non-dits, de honte, de clandestinité, il y aura eu l'homophobie
subie, bien entendu aussi lesbophobe, exprimée dans son entourage.
Cette homo/lesbophobie s'exprime sans relâche, larvée et rampante,
ou carrément affichée et haineuse : du plus intime - les parents,
la fratrie, les copines ou copains -, au plus général - la culture,
l'enseignement, en somme la société tout entière.
Enfin, est-il utile de vous rappeler qu'à longueur d'ondes, de colonnes,
de pages, d'images, de films, sans parler de la pub et des émissions
télé, martelée, pilonnée, il est question de LA sexualité. Et que
LA sexualité est entendue "naturellement" en tant qu'hétérosexualité.
Comme c'est la norme, et que celle-ci est hétérosociale, personne
ne s'en aperçoit. Enfin... presque personne !
Le dernier numéro de L'Express, pour ne citer que ce qui vient
de me tomber sous la main, c'est - avec titre en page de couv. :
"Une étude scientifique inédite sur l'amour au quotidien - Enquête
sur la vie sexuelle en France". J'ouvre, je lis : comme prévu
LA vie sexuelle est bel et bien affichée, en large en long en travers,
comme celles des hommes et des femmes. Ah non tiens, une petite allusion
quand même aux couples gays, mais à travers ce que le sida a changé
dans les pratiques, depuis que ces pauvres hétérosexuels sont eux
aussi touchés par la pandémie. Et puis il n'est question que d'homosexuels,
et les lesbiennes sont juste citées en tant qu'homosexuELLES, encore
une fois comme simples "pendants" de l'Homme, cette fois homo. Mais
je reviendrai sur cette nuance entre les termes d'homosexuelle et
de lesbienne.
N'empêche, me direz-vous, c'est déjà beau que dans cette "étude scientifique"
sur la "vie sexuelle en France", on ait pensé à interroger qques homos.
D'ailleurs est-ce que ça ne va pas mieux, côté image, représentation ?
La Gay Pride, des émissions télé, des enquêtes dans la presse, qques
films à problématique homo ou lesbienne, et jusqu'à la pub qui se
permet de mettre en scène... non pas des lesbiennes, mais des femmes
qui jouent à être lesbiennes, belles selon les critères attribués
à la féminité... On assiste à un effet qui pourrait même être taxé
d'effet-mode. Dans plus d'un film un peu branché, il y a maintenant
"la" scène lesbienne. Un baiser par-ci (comme dans Huit femmes,
entre Fanny Ardant et Catherine Deneuve, dont l'invraissemblance laisse
perplexe), des regards appuyés par-là, et jusqu'à des scènes de lit
censées représenter LE désir lesbien. C'est même parfois exceptionnellement
réussi, comme dans Mulholand Drive, où pourtant, là non plus,
on ne croit pas une seconde à ces personnages de femmes en tant que
lesbiennes.
Côté politique, les lesbiennes elles-mêmes ont heureusement fait de
furieuses avancées dans la visibilité, et une aspirante lesbienne
qui sait chercher, qui VEUT trouver, trouve : elle trouve un
mensuel d'infos, de culture et de société, un festival de cinéma,
elle trouve des associations dans à peu près toutes les grandes villes,
des livres, dont beaucoup de polars écrits par des lesbiennes avec
héroïne lesbienne, des écrits et des rencontres politiques et culturelles,
des recherches universitaires - ces dernières encore balbutiantes
car toujours noyées dans les études féministes, d'ailleurs rares en
France -, elle trouve enfin qques bars ou restaus tenus par des lesbiennes
(mais surtout à Paris et grandes villes, et jamais dans les proportions
commerciales de l'affichage gay, tout simplement parce que les lesbiennes
étant quand même des "femmes", leur capacité d'investir l'économie
est toujours plus problématique que pour les hommes, fussent-ils homos.)
Mais nous en étions restées à la construction d'une identité lesbienne,
c'est-à-dire à la déconstruction d'un destin hétérosexuel présenté
comme allant de soi.
En dépit de ce qu'on appelle des avancées, cernées de près
de toute façon par la violence généralisée faite aux femmes en général,
et la réalité épaisse de l'hétérocentrisme, les jeunes lesbiennes
ont intérêt à avoir une âme de battante, et aussi beaucoup de chance !
La réalité que nous appelons épaisse, c'est qu'en 2002 des milliers
d'adolescentes se croient encore cinglées d'être attirées par des
filles, et se sentent toujours culpabilisées ou angoissées par leurs
attirances. Cette culpabilité, amplifiée par un entourage sourd et
aveugle ou menaçant (qui sont deux versants d'une même violence, d'une
même négation), peut les amener au suicide ou à des comportements
suicidaires (c'est également vrai pour les jeunes ados homos). Dans
le cas où ces adolescent-es survivent, comment voulez-vous que LA
sexualité, cette fois la leur, se développe tout de suite dans la
plénitude ?
Vous me direz que le parcours d'une adolescente, mettons hétérosexuelle
ou qui se croit telle, aux prises avec la sexualité obligatoire qui
est celle des hommes, de leurs attentes et de leur imaginaire exclusif
de pénétration, ne sera pas simple non plus. Et ne parlons même pas,
sauf si vous le désirez, de la violence qui est à la clé dans cet
imaginaire et qui s'exerce dans leurs pratiques.
Je
reviens pourtant sur ce pour quoi vous avez bien voulu nous questionner,
et peut-être aussi vous questionner. Sur cette ou ces sexualités qui
ne sont pas LA sexualité hétéronormée.
Comment ça marche ? Comment apprend-on qu'on est lesbienne ?
Comment veut-on l'être ? Car, vu tout ce qui vient de se dire
sur les difficultés d'identification, je peux vous affirmer que quelle
que soit la force de conviction de notre attirance pour des filles,
puis pour "des femmes", il faut le DECIDER, il faut, oui, devenir
lesbienne.
J'ai évoqué la chance, plus haut. La "chance" en effet va pallier
dans certains cas le manque de références sociales et culturelles.
Cette "chance", ce sera un modèle - une modèle - rencontrée sur le
chemin de notre vie. Une prof, une aînée, une qui aura déjà ouvert
son chemin dans la broussaille. Cette modèle sera peut-être perçue
dans le mystère ou l'inconscience (quand il n'y a pas encore de mots
pour se dire), mais l'effet sera décisif pour une prise de conscience
ultérieure. D'ailleurs des femmes mettent parfois des années pour
s'autoriser cette prise de conscience, et là encore la chance
- en l'occurrence la bonne personne rencontrée au bon moment - prend
l'aspect d'une fulgurance, d'une révélation existentielle. Nous en
connaissons tant, de ces femmes mariées et mères, qui un beau jour,
se révèlent - il faudrait dire "se réveillent" - dans un désir soudain,
impérieux, pour "une autre femme" !
Pour revenir aux jeunes, je voudrais vous lire cet autre témoignage
sur l'effet longue durée produit par ces modèles du "hasard" pour
des lesbiennes en quête d'identification.
"Qui
pense encore à vous, Mademoiselle Az, antiquaire dans ma petite ville
chez laquelle j'allais (...), accompagnée de mon copain Loïc ?
Nous étions l'un et l'autre fascinés par le décor, lui par les meubles
et objets anciens dont elle prenait le temps de nous conter l'histoire,
moi par le costume-cravate et la coupe à la garçonne de cette femmes
imposante, à la voix si douce, qui nous accordait plus d'attention
qu'aucun autre adulte. (Moi) je pense encore à vous, car vous avez
été, lorsque j'avais dix ans, la première image de notre différence."
(...)
"Etes-vous encore vivante Mademoiselle Fx, prof de gym au lycée ?
(...) La qualité de votre enseignement, la gloire qui vous entourait
(internationale de hand-ball et de volley) ne vous protégeaient pas
de l'ostracisme de vos collègues, ni du harcèlement de la surveillante
générale (laquelle voyait d'un mauvais œil la passion que vous vouait
l'une de ses nièces). Vous faisiez "salle de gym à part", la seule
prof partageant votre espace et affichant sans vergogne son amitié
pour vous, étant, et ce n'était certainement pas un hasard, une femme
juive, rescapée des camps de la mort. Les autres profs préféraient
s'entasser à quatre dans une salle séparée, de peur d'être assimilées
à votre réputation de femme ayant "des mœurs spéciales" et de côtoyer
votre allure de jeune garçon, toujours en pantalon et semelles de
crêpe, cheveux en brosse. (...) À la manière dont vous étiez traitée,
nous avons appris ce qu'était la discrimination."
(Evelyne Rochedereux, Attirances)
Cet hommage rendu est d'autant plus pertinent qu'il s'adresse à celles
qui ont toujours été le plus violemment stigmatisées par le monde
hétéro, celles qui, selon les époques, sont traitées de "jules" ou
de "camionneuses". Car s'il s'agit de se moquer des lesbiennes, on
pense toujours à celles-là, les "masculines". Et même si on ne sait
rien d'elles, rien de leurs pensées, de leur désirs, de leur manière
d'aimer, c'est ce côté apparemment masculin qui va être brocardé (cf.
la caricature d'Amélie Mauresmo dans les Guignols de l'info qui, au-delà
de leur volonté pathétique de se croire légitimes, au nom du rire,
a démasqué leur violence contre une femme qui ne leur est pas sexuellement
soumise).
Je passerai sur le "Qui fait l'homme, qui fait la femme ?", et
pourtant c'est bien dans le sujet aussi, tel qu'il est délimité par
l'hétéro-imaginaire : hors du "modèle" masculin-féminin, point
de salut.
Dans le magasin, nous avons aussi l'article "miroir". Les femmes qui
font l'amour ensemble sont alors des êtres restés au stade infantile,
qui chercheraient dans l'autre, dans "la même" leur propre reflet.
Mais c'est bien sûr ! On cherche la même, sans doute par manque
de courage de se coltiner le coït, seul digne de constituer le vrai
passage à la VRAIE altérité.
N'empêche, elles sont si charmantes ces petites... Un photographe,
Hamilton, en avait même fait sa marque de fabrique, maintenant d'ailleurs
bien ringarde : adolescentes en fleur enlacées dans des postures
aussi douces que suggestives derrière des voiles rêveurs de couleur
pastel (images qui ont d'ailleurs inspiré, un temps, les pubs de Cacharel).
Images en miroir, oui, car les filles représentées ont le "même" corps,
la même minceur standard, le même look "féminin-cheveux-longs-et-soyeux".
Sexualité immature donc, pudique, voilée (mais par qui, par elles
ou par le voyeur imaginaire ?), un peu perverse dans son côté
inabouti et finalement escamotée. Mais ces douces créatures pour pédophiles
refoulés ne perdent rien pour attendre...
Dois-je parler ici de la pornographie ? Certainement, mais seulement
pour vous dire qu'elle n'est que la partie voyante d'une haine et
mépris aux profondeurs abyssales.
Ces femmes-enfants d'Hamilton, plus les pubs branchées, plus les fantasmes
de lesbiennes lipstick (belles comme de VRAIES femmes) participent
de cette pornographie. Quant à la sexualité soi-disant lesbienne représentée
en vidéo pornographique, elle est simplement celle qui avoue tout
haut cette peur d'une sexualité féminine "impossible". Impossible
sans le regard et l'intrusion massive de l'homme. Les scènes de cul
imaginées entre deux femmes dans les films X, outre qu'elles ne sont
pas crédibles - mais ce n'est pas le souci des pornographes -, ne
sont jamais jouées en solo. Toujours, selon le même ressort phallocrate,
un mâle s'en mêle, et... participe.
Alors
quelles représentations peut assumer une sexualité hors norme, et
pour cela incodifiable ? Bien sûr les nôtres, créées par nous-mêmes
et pour nous-mêmes, patiemment, depuis des décennies. Mais c'est bien
peu, des décennies face à des millénaires de patriarcat ! Et qu'il
est dur de voir nos sœurs en hétérosexualité, subir encore une telle
ignorance de leur propre jouissance.
Vous allez trouver qu'on exagère. Mais alors ce sont les statistiques
qui exagèrent aussi. Nous savons que la majorité des femmes au monde
ne connaissent pas et ne connaîtront jamais leur corps autrement que
frigide (c'est hélas un bon révélateur de résistance), bafoué, méprisé,
dominé, manipulé à l'aune du seul "plaisir" censé être celui de la
pénétration d'un pénis. Ces "femelles de l'espèce humaine" sont des
mortes vivantes, en tout cas veuves à jamais de tendresses, de troubles,
d'attentions, quand elles ne subissent pas tout simplement un viol
conjugal répété parce que autorisé, assorti de violences verbales,
mentales, de coups physiques (qui sont aussi une violence mentale).
Plus légèrement, l'ignorance où sont tenues de nombreuses hétérosexuelles
sur leur propre corps et ses ressources va s'exprimer de manière naïve
- et nous l'avons de nos oreilles entendu - nous demandant mi-timides,
mi-intriguées : "Mais pourquoi vous aimez porter les ongles courts ?".
Ainsi cet organe tellement subtil et tactile qu'est la main, que sont
les doigts, n'ont jamais été perçus ou vécus par elles comme instrument
possible et infini de plaisir. Quant à nous, la réponse est :
- que ce plaisir donné et reçu n'est pas un plaisir qui veut faire
mal à nos merveilleux intérieurs : c'est pourquoi nous coupons
nos ongles !
Est-ce à dire que la sexualité lesbienne est seulement toute douceur
et effleurements, à la manière des images édulcorées et floues de
ce Hamilton ? Non bien sûr : le désir de faire du bien à
l'autre et à soi, totalement, n'exclut ni la force, ni la passion,
ni cette fulgurance que j'évoquais tout à l'heure.
Le désir est deux fois maître de lui, dans une relation lesbienne.
Ça n'empêchera pas les chagrins, les ruptures ; mais chaque fois,
réitérée, reviendra la confirmation d'agir pour soi, et non au-dessous
de soi, de ses capacités. Il y a une anticipation désirée et un inconnu
accepté. Car cet inconnu-là ne fait plus peur. Ecoutez ça :
(...)
On ne peut pas prévoir si l'état du monde
basculera avec nous dans la saveur et le
déferlement des langues. Rien n'est prévu
pourtant la blouse est entrouverte, la petite
culotte à peine décalée de la fente et pourtant
les paupières closes et pourtant les yeux de
l'intérieur sont tout agités par la sensation de
la douceur des doigts. On ne peut pas prévoir
si les doigts resteront là, immobiles, parfaits,
longtemps encore, si le majeur bougera ô à
peine sur la petite perle, si la main s'ouvrira en
forme d'étoile au moment même où la douceur
de sa joue, où son souffle au moment où tout
le corps de l'autre femme appuiera si fort que
le livre qui servait d'appui glissera sous la
main, la main, au moment où l'équilibre sera
précaire et que les cuisses se multiplieront
comme des orchidées, on ne peut pas prévoir si
les doigts pénétreront, s'ils s'imbiberont à tout
jamais de notre odeur dans le mouvement
continu de l'image.
Rien n'est prévu car nous ne savons pas ce
qui arrive à l'image de l'état du monde lorsque
la patience des bouches dénude l'être. On ne
peut pas prévoir parmi les vagues, la
déferlante, la fraction de seconde qui fera
image dans la narration des corps tournoyant à
la vitesse de l'image.
On ne peut pas prévoir comment la langue
s'enroule autour du clitoris pour soulever le
corps et le déplacer cellule par cellule dans
l'irréel.
Nicole Brossard, Under Tongue, poème bilingue. [La version
française de la version anglaise est celle de la poète, québécoise.]
Quant à se projeter dans l'Autre comme dans une même, une pareille
au même, rien n'est plus éloigné de nos pratiques de désir. L'autre,
même si femme, donc soi-disant "comme" nous, est un continent à découvrir,
un mystère total, chaque fois. Et s'il faut dire "les" sexualités
lesbiennes, c'est qu'elles sont aussi multiples que nous sommes multiples.
Il n'y a de rôles que librement vécus par nos préférences.
Ces goûts, ces préférences, nous n'en sommes pas totalement maîtresses :
qui peut se targuer d'avoir maîtrisé le courant de sa vie, de ses
origines familiales, sociales ? Mais nous nous sommes adjugé
l'espace et l'indépendance de les explorer, pour notre plaisir. De
questionner nous-mêmes ces goûts, ces préférences, sans l'obsession
de réponses toutes faites.
Pourquoi suis-je "plutôt féminine" ? Pourquoi celle qui me plaît
l'est tout autant mais si différemment ? Parce qu'au fond je
sais bien, moi, que le féminin n'est qu'une traversée des apparences,
que ma sexualité de lesbienne n'est pas superposable à la seule catégorie
du féminin. Ni du masculin d'ailleurs ! Alors pourquoi les fameuses
"lesbiennes masculines" tellement vilipendées me touchent-elles tant ?
Pourquoi ces modernes dandies sont-elles aussi mes amantes et amies
potentielles ? Parce qu'elles incarnent aussi ma liberté, que
je connais et que j'ai explorée comme elles, à ma façon. Et que j'aime
reconnaître ça, chez une lesbienne.
Toutes les lesbiennes que je croise ne seront pas toutes mes amantes.
Mais ma vie est bâtie sur la potentialité de ce désir, sur l'autonomie
d'un tel désir.
Nous nous reconnaissons vite, oh pas seulement pour les codes que
nous adoptons, par les vêtements ou accessoires ou les chaussures
portées (!), ni par la coupe de cheveux, ni même par les ongles courts
(! - un indice tout de même...), non, rien n'est aussi simple ou simpliste.
Si nous nous reconnaissons, c'est beaucoup plus par la perception
de cette Autonomie chez l'autre - conquise à grand prix parfois -,
de cette indépendance qui consiste à ne pas attendre, et en aucun
domaine, l'approbation des hommes.
Alors ce sera une démarche peut-être, une volonté dans toute l'allure,
c'est aussi et surtout le regard, de ces regards échangés qui ne dévient
pas, qui se plantent bien droit dans votre propre regard et avec une
attention extrême.
Je vais vous lire qque chose que j'ai écrit sur ce thème-là, du regard,
dans le contexte d'un désir qui se déclare. Vous verrez que les regards
échangés ont signé l'acte de naissance, en somme, de ce désir.
(...)
"Très tôt nous nous sommes regardées. Mon premier regard a été pour
ce regard de plomb brillant qui m'a cinglée, aigu, agile, perspicace.
Je crois savoir que je ne l'ai pas vue, mais regardée. Elle m'a vue
aussi sans doute,
Mais elle m'a regardée, surtout. Nous avons fait comme si nous ne
faisions que nous voir,
mais je sais qu'il y a eu le regard surtout, de chacune sur l'autre.
(...)
Il y a ainsi beaucoup de choses que je ne suis pas sûre d'avoir vues,
parce que je la regardais.
Je n'ai pas vu sa carrure, qu'il aurait fallu dire d'athlète, je n'ai
pas vu, je n'ai pas vu ses flancs.
Ni ses jambes. Ni ses hanches. Je l'ai regardée dans ce qui émanait
de sa forme.
J'ai regardé ses mouvements, cette buée électrique que j'avais cette
furie d'atteindre, de pénétrer.
Parce que ce regard plus fort que voir et être vue, j'ai su directement
du dessous de ma peau
l'atteindre sous la peau. Il y avait les vêtements à enlever et sa
peau à traverser.
Je ne voyais pas sa forme. Ce désir n'était pas que pour sa forme.
"
(...)
(Jacqueline Julien, Le Feu)
Si je vous ai beaucoup parlé de comment on devient lesbienne,
contre quoi on le devient et pour quoi on le veut, je n'oublie
pas que la question du titre était double : - est-ce qu'on "naît"
lesbienne ?
Je ne vous en parlerai pas aussi longtemps que du devenir. D'abord
parce qu'on n'en sait rien. Et que même si c'était ainsi, seulement
une histoire de naissance, grande serait mon envie de retourner
la question, ou de la prolonger dans la même quête d'un mystère absolu :
- Pourquoi, femmes, ne naissons-nous pas toutes lesbiennes ? !
S'il nous fallait répondre à ça, il faudrait pour cela imaginer une
société sans le carcan idéologique de la différence des sexes. Une
société où il ne serait pas dit qu'une femme doive aimer un
homme, et un homme, une femme. Où celles qui préféreraient les femmes
seraient au moins aussi nombreuses que celles qui préféreraient les
hommes, où Homme et Femme n'aurait pas plus de sens que noir ou blanc.
Où le mystère des goûts et des couleurs ne serait pas contingenté
par une normalité écrasante, pour les femmes, et où les hommes ne
seraient pas broyés eux-mêmes par la contrainte d'exercer leur loi
phallique.
Mais nous n'en sommes pas là. C'est pourquoi, parce que peut-être
nées... homosexuelles, en effet, avec ce goût, cette préférence que
certaines d'entre nous sont capables de situer dès la-plus-tendre-enfance
- mais enfance jamais tendre -, c'est pourquoi dans CETTE société
androcentrique nous devenons lesbiennes.
Oui, il nous faut le devenir, pour l'être.
En effet, aujourd'hui encore l'homosexualité renvoie à une pathologie,
une déviance pathologique. (Ça serait "dans les gènes", une
malformation génétique.)
Rester homosexuelle, s'identifier comme telle, c'est, qu'on le veuille
ou non, rester parquées dans cette pathologie, ou du moins une déviance
définie par les autres - les normaux.
En "devenant" lesbienne au contraire, nous opposons nous-même notre
refus à la contrainte hétérosociale, nous sortons nous-mêmes du cadre
où l'on a voulu épingler les femmes. Cette décision donne un
regard aigu sur le monde, car un regard né d'une décision est une
source d'indépendance donc de jouissance incommensurables.
Ce monde étriqué, divisé en deux polarités dont l'une écrase l'autre
(en dépit de toutes les "parités" et "droits à l'égalité des chances"
que vous voudrez), nous le réinventons. Notre pratique lesbienne,
parce qu'elle n'est pas QUE sexuelle (homo-sexuelle), parce qu'elle
échappe au Contrôle, va nous donner le pouvoir, non pas sur l'autre,
pour l'écrabouiller, mais sur nous-même, pour en jouir.
Dès lors, nous ne sommes plus les "femelles de l'espèce humaine".
Dès lors nous nous appartenons, du moins tant qu'on ne nous tue pas.
De ce pouvoir-là de Décision, malheureusement les femmes-en-général
en sont exclues par principe. Mais parce que nous lesbiennes sommes
"classées" femmes et que nous en connaissons un bout sur les mécanismes
de l'oppression, nous sommes solidaires des femmes hétérosexuelles,
et sommes souvent à la pointe des luttes menées avec elles et pour
elles - le droit à l'avortement, entre autres, qui est censé ne pas
trop concerner les lesbiennes, sauf si elles ont été violées. Combat
obligatoire contre le sexisme : contre le viol, la pornographie,
la prostitution, bref : tous les crimes perpétrés contre les
femmes ne sont et ne seront jamais exclus de nos obsessions.
Ainsi, "naître" homosexuelle, peut-être, pour les plus douées, ou
les plus chanceuses ! Mais naître lesbienne, impossible. Encore
une fois, pour être lesbienne il faut avoir fait tout le chemin de
déconstruction-construction d'une identité, il faut avoir lutté contre,
il faut avoir lutté pour, il faut s'être confirmée peu à peu vers
toujours plus de liberté mentale et corporelle. Il a fallu le vertige
de désirer hors-la-loi, accepter d'être désirée. Il a fallu, plutôt
que rester malheureuse et marginale, choisir le risque passionné de
notre choix, de nos désirs, de notre liberté.
En somme, il a fallu inventer notre propre légitimité d'humaine.
Même si contestée.
On peut se féliciter que les phénomènes nord-occidentaux de fierté
gay et lesbienne rendent aujourd'hui plus accessibles aux adolescent-es,
surtout urbains, les termes mêmes auxquels ils peuvent s'identifier.
Le mot de lesbienne est maintenant de plus en plus couramment prononcé,
même par les journalistes, c'est dire. Que cela ne nous fasse pas
croire pour autant que le chemin soit désormais tapissé de roses.
Je parlais des privilèges que procurent les villes (relatifs d'ailleurs,
puisqu'ils se doublent aussi des dangers accrus de violence), mais
que dire des campagnes, de la chape de plomb des petites villes, que
dire de la violence potentielle et réelle qui s'exerce contre les
lesbiennes, même dans nos pays occidentaux (avec agressions et viols
punitifs), que dire enfin des 9/10e du reste du monde, des États où
le fait même d'être une femme est une torture ? Les homosexuelles
y risquent elles aussi le mariage forcé donc le viol légitime, et
bien sûr la prison, ou le lynchage, ou la mort.
Non, nulle part encore dans ce monde-ci on ne peut " naître " lesbienne,
il faut le devenir. Il faut le vouloir. Encore faut-il le pouvoir.
Jacqueline
Julien