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À Toulouse, Bagdam Espace : lesbien première langue
par Brigitte Boucheron

Communication au colloque « Mouvement des lesbiennes, lesbiennes en mouvement »,
organisé par la Coordination lesbienne en France (CLF), 23 octobre 2010, hôtel de ville de Paris.

RÉSUMÉ
Après l’épanouissement du mouvement lesbien féministe en France, dans les années 1980-1990, les lesbiennes de la non-mixité, donc de l’indépendance, sont face à un défi de taille depuis le début des années 2000 : maintenir cette indépendance de pensée et d’action, donc continuer à parler lesbien première langue, dans le raz-de-marée LGBT et queer.
Bagdam Espace lesbien, à Toulouse, est l’un des lieux en France qui relèvent le défi.

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Naissance d’une légitimité
     Au commencement était le verbe : petite analyse de textes écrits par Bagdam en 20 ans.

1. « En Europe, combien de lieux publics qui appartiennent aux femmes – homosexuelles et hétérosexuelles – qui soient leurs territoires, inscrits dans le tissu social, gérés par elles et pour elles, situés sur leur parcours quotidien, professionnel ou de flânerie ? Bien peu encore. Trop peu. Bagdam Cafée est l’un de ces lieux-là, né du désir de quelques-unes, actrices et héritières des luttes des femmes des années 70. » Tels sont les quelques mots de présentation de Bagdam Cafée écrits en 1989, année d’ouverture dudit café, qui ferma ses portes le 1er janvier 1999 pour revivre en Bagdam Espace lesbien dans les années 2000 (après deux ans de transition sous le nom de Bagdamobile…).
Dans ce texte, il est question de femmes, d’homosexuelles quasi entre parenthèses, pas de lesbiennes. Et j’ajoute que les statuts de l’association qui disaient « promouvoir les réalisations des femmes » ne parlaient pas lesbien du tout.

2. Au fil des 10 ans d’existence de Bagdam Cafée, le moi lesbien de ses créatrices s’est étoffé, donnant, sur fond mégalo de mappemonde, un slogan de transition inscrit dans le marbre de son pin’s réalisé en 1992 (et signé Arthus Bertrand…) : Longitude femme, latitude lesbienne.

3. Environ 15 ans plus tard, les mêmes écrivent sur le site de Bagdam Espace lesbien : « Au travers de son site, de ses rencontres internationales, de la revue Espace lesbien, des “Printemps lesbien de Toulouse”, Bagdam est en France un des lieux majeurs d’expression, d’initiative et d’échange des créations et de la pensée lesbiennes. »

4. En 2008, dans la présentation de l’ADSL (Alliance des solidarités lesbiennes), qui réunit actuellement 12 associations lesbiennes à Toulouse et en Midi-Pyrénées, on lit, entre autres, que l’ADSL affirme, « dans le droit fil du Mouvement de libération des femmes, l’INDÉPENDANCE et la SPÉCIFICITÉ lesbiennes à Toulouse et en Midi-Pyrénées. (…) L’ADSL est le point sur le i de lesbiennes pour qu’il soit clair qu’à Toulouse existe depuis longtemps – à côté et parfois aux côtés des courants LGBT et queer, mais plus souvent aux côtés des féministes – le courant LESBIENNES. »

5. Enfin, le titre du DVD réalisé pour les 20 ans de Bagdam, en 2009, claironne : LESBIENNES SINON RIEN ! 20 ans d’espace lesbien à Toulouse. En 20 ans, à travers ces textes et formules, on assiste à l’irrésistible ascension d’un moi lesbien surpuissant fait pour traverser les siècles ! Plus sérieusement, le maître mot en l’occurrence est LÉGITIMITÉ, en 20 ans, nous avons acquis quelque chose d’essentiel : la légitimité qui nous permet de parler lesbien première langue.

Comment s’est construite cette légitimité ?
    1. La base de tout, c’est le Mouvement de libération des femmes qui nous a donné – avant la fierté lesbienne, LA FIERTÉ D’ÊTRE FEMMES – NOUS au centre du monde, le monde réinterprété, réinventé par nous, avec en toile de fond l’amour des femmes pour les femmes, la reconnaissance et la valorisation de la pensée et de la création des femmes, l’identification des femmes aux femmes, la sororité, le continuum lesbien (1) d’Adrienne Rich, toutes choses dont deux slogans disent l’importance politique : Sisterhood is powerful, Quand les femmes s’aiment les hommes ne récoltent pas. Nommer, analyser la dimension politique de l’amour des femmes pour les femmes, et dans le même mouvement, dépister, nommer, analyser notre misogynie est à mon avis un des apports essentiels du Mouvement des femmes et c’est malheureusement un chantier quelque peu abandonné.

2. On sait que les lesbiennes souffrent d’un manque d’inscription, d’existence sociale, d’un manque de lieux, de territoires pour se socialiser en tant que lesbiennes. Michèle Causse disait en 1989 : « J’ai le sentiment très fort que les femmes étant privées de territoire sont privées également d’imaginaire, sont privées de tout. Elles sont en territoire occupé, partout sur la Terre. Il n’y a pas de “lesbimoine”. (…) Il n’y a pas de territoire mental s’il n’y a pas de territoire géographique (2). »

Nous nous sommes donné des lieux, des territoires pérennes, d’abord la Maison des femmes de Toulouse (6 ans : 1976-1982), La Gavine (32 ans : 1977-2009), Bagdam Cafée (10 ans : 1989-1999). Un territoire, ça permet de vivre ensemble, donc de penser ensemble, d’inventer ensemble, de créer ce fameux territoire mental, d’arriver au plus près de nous-mêmes, nous avons eu le temps d’élaborer notre pensée et notre langue sans interruption pendant toutes ces années. Nous avons éprouvé la fécondité de la non-mixité, goûté à l’émotion, au plaisir de l’entrefemmes. Toutes choses qui sont désormais le sel de nos vies et qui nous permettent de continuer à travailler pour les lesbiennes, c’est-à-dire pour nous, à la fois en interne et dans la ville.

Ça parle lesbien première langue à Toulouse
     Pour comprendre encore mieux pourquoi ça parle lesbien première langue à Toulouse en 2010, au cœur de la vague LGBT et queer, où la mixité et la mode des jongleries sur le genre réduisent le sujet lesbienne à une ombre, une brève évocation du mythique Bagdam Cafée des années 90 s’impose : café littéraire, café théâtre, café concert, café vidéo, café politique donc féministe, Bagdam Cafée a été pendant 10 ans un lieu de promotion des réalisations des lesbiennes et des femmes, un lieu de visibilité et de culture lesbiennes, de renommée nationale et internationale, qui a toujours essayé de conjuguer convivialité, culture et politique, trilogie magique pour donner de l’âme à un lieu.

Une bonne partie du gotha de la création et de la pensée lesbiennes, national et international, a été invitée à Bagdam Cafée, des dizaines de milliers de lesbiennes sont passées à Bagdam Cafée, qui a rempli à cent pour cent son rôle premier de mise en lien et de socialisation des lesbiennes. Actuellement, on peut dire que Bagdam est à l’origine de la plupart des réseaux toulousains et régionaux de lesbiennes de cette génération. Au fil des années, des lesbiennes sont venues s’installer à Toulouse parce que Bagdam y était. Les journaux ont parlé de Bagdam, Bagdam est venue à la télé et la télé est venue à Bagdam, bref, grâce à Bagdam les lesbiennes sont apparues dans le paysage toulousain en tant que groupe social actif et créatif aux yeux des lesbiennes elles-mêmes, leur donnant la possibilité de penser : « We CAN do it ! ».

Après la fermeture du café, fortes de notre territoire mental et de notre moi lesbien surpuissant acquis dans les années 90, nous avons continué à produire lesbien presque comme avant : en mixité dans les lieux culturels qui nous accueillaient déjà régulièrement (librairie, cinéma, cinémathèque), et en non-mixité, dans des lieux prêtés ou loués. Mais presque comme avant car sans lieu, nous étions amputées d’une des dimensions de la trilogie magique : la convivialité au long cours, seulement réalisable dans un espace à nous, et qui permet d’agrandir la société lesbienne grâce à l’intégration des nouvelles.

Au cours de ces années 2000, nous avons recréé des espaces et une convivialité éphémères, notamment avec nos journées d’études intitulées À l’école des lesbiennes (2003-2005), où se mêlaient les générations et dont l’une des plus illustres profs fut Taslima Nasreen (traduite par Danielle Charest).

Aujourd’hui, Bagdam fait parler le corps et le sujet lesbiennes dans ses colloques internationaux – six depuis 2000 –, ses annuels Printemps lesbien de Toulouse dont le premier a eu lieu en 1996, et une nouvelle création, de septembre à novembre, ses Filles d’automne.

Pour illustrer ce que parler lesbien à Toulouse veut dire, juste un zoom sur deux événements récents :
1er zoom, l’année dernière, en 2009, Bagdam, dopée par l’arrivée de la gauche à la mairie l’année précédente (après 37 ans de règne de la droite), a donné un lustre particulier à son 12e Printemps lesbien de Toulouse. Sept jours de manifestations dans 7 lieux culturels de la ville, dont 3 jours de colloque non mixte. Au programme, plus de 50 invitées d’une culture lesbienne transcontinentale : chercheuses, activistes, écrivaines, cinéastes et artistes en provenance de 12 pays et 4 continents. Le Festival du Printemps lesbien fut reçu en grandes pompes à la mairie, salle des Illustres (la grande salle d’apparat de la mairie), avec carton d’invitation, discours de la responsable aux « affaires lesbiennes » à la mairie, discours de Bagdam, discours du maire, champagne et petits fours. Il y avait environ 200 personnes dont, disons…, 198 lesbiennes. Et la Dépêche du Midi a titré : « Toulouse, la ville qui aime les lesbiennes » (3) . Bien briefé par l’une de ses adjointes, toute proche de nous, le maire, dans son discours, dit, non sans humour, avoir bien compris qu’il y avait les LGBT et les lesbiennes et que c’était deux choses différentes. L’affiche du festival (4) a été placée sur 30 panneaux Decaux un peu partout en ville pendant une quinzaine de jours (ça nous a coûté 2 000 euros…).

2e zoom, en 2009 et 2010, Bagdam qui n’avait pas participé à une Marche des fiertés depuis 10 ans a créé un espace non mixte dans la marche à Toulouse avec le petit train touristique de la ville (20 m de long) loué pour faire LE char lesbien décoré de pancartes et de slogans très lesbiens, et malheur aux hommes qui voulait y grimper, et bien sûr notre DJ n’a passé que des voix de femmes dont Callas chantant « L’amour est enfant de Bohème » et le chœur de femmes de Judith triomphante de Vivaldi, autant dire que la musique des lesbiennes se démarquait largement de la musique gay.

Pour finir, un petit panorama de ce dont peuvent profiter collectivement les lesbiennes de Toulouse en 2010.
• Deux lieux tenus par des lesbiennes, La Luna loca, et Folles Saisons, qui accueillent et organisent des événements lesbiens et féministes et qui sont, bien sûr, partenaires de Bagdam.
• Deux fêtes lesbiennes par mois, sans compter les autres samedis à la Luna où l’on danse aussi.
• Un accueil lesbien une fois par mois, par la Tribue lezbopôle, dans un tout nouveau bar du centre-ville, le Peu Conventionn’elle, tenu par une lesbienne.
• Des infos lesbiennes et femmes, conviviales, culturelles et politiques, qui tombent plusieurs fois par semaine dans les boîtes aux lettres de la liste de diffusion de Bagdam (environ 300 inscrites).
• Le Lesbiagenda, portail interactif et gratuit, dont le calendrier des événements proposés par les différentes associations et groupes, rigoureusement tenu à jour, est un modèle du genre.
• Le groupe convivial Violette & Marguerite qui organise des repas et des sorties.
Sans compter les multiples soirées privées d’anniversaires et de crémaillères et autres moments de la société lesbienne qui réunissent couramment 30 à 50 lesbiennes, et les belles maisons de vacances du Gers pour l’été. Autant d’occasions de vivre et de parler lesbien.

Conclusion
    C’est à la Maison des femmes de Toulouse que les créatrices de Bagdam Cafée ont acquis leur légitimité en tant que femmes, c’est à Bagdam Cafée qu’elles ont acquis leur légitimité en tant que lesbiennes. C’est à travers Bagdam Espace lesbien qu’elles disent leur indépendance de pensée et d’action, qu’elles mettent les lesbiennes et leurs créations au centre de la page.
Nos actions visent à donner force et légitimité aux lesbiennes. Faire exister la création lesbienne et femme dans tous les domaines est notre façon de combattre l’hégémonie hétérosexuelle et masculine. Les LGBT et les queer s’attaquent à l’hégémonie hétérosexuelle ; beaucoup moins, et pour cause, à l’hégémonie masculine. Solidaires de ces courants sur certains plans, nous ne sommes pas assimilables, nous ne sommes pas solubles dans le queer et le LGBT.
Je termine par de courts extraits du texte de présentation de l’ADSL qui donnent bien la mesure de la présence lesbienne à Toulouse :
« Depuis 20 ans, les lesbiennes de Toulouse et de la Région ont construit du lien, du politique, du quotidien, des structures, de l’emploi... et cela dans toutes les sphères : culture, arts, loisirs, rencontres, divertissement, social, santé, éducation, échanges intellectuels et conceptuels… »
La création de l’ADSL permet de « mesurer – s’il en était besoin – l’importance et la fécondité de la non-mixité et, cerise sur le gâteau, d’apprécier (avec la modestie qui s’impose) le caractère unique en France de cette collective de réalisations lesbiennes, fruit de la continuité sans faille de la présence et des pratiques lesbiennes à Toulouse depuis plus de 20 ans. »
On parle lesbien première langue à Toulouse lesbopole ! (5)

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bagdam@bagdam.org

Dernière mise à Jour : 9 mars, 2016


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

1. Adrienne Rich, théoricienne et poète lesbienne étatsunienne, auteure du célèbre texte « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne » en 1980, traduit en français en 1981 dans le n° 1 de la revue Nouvelles Questions féministes. Ce qu’elle appelle le « continuum lesbien » englobe les relations lesbiennes et les « multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes » qui ne s'identifient pas forcément comme « homosexuelles ».

2. Michèle Causse, dans le film qui lui est consacré, Corps de paroles, 1989, Diane Heffernan, Suzanne Vertue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. En 2004, la Dépêche a intitulé son article sur le colloque Fureur et jubilation « Toulouse terre promise des lesbiennes en France ».

4. L’affiche a été réalisée à partir d’une photo de la danseuse et chorégraphe Cécile Proust, invitée du festival.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5. Expression inventée par la Bagdamienne Jacqueline Julien.