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Monique Lise Cohen
1944-2020



Lilou, 1975, © Maryse Ducasse


À la mémoire de Lilou, ma Monique Lise Cohen

Lilou,
On me dit que tu nous a définitivement quittées.
On me dit que je ne te verrai plus, que je ne t’entendrai plus.
Comment est-ce possible ?
Avec ta mort, c’est un pan de ma vie, un de plus, qui s’effondre.
Mais parler de toi, me souvenir, te dire, te lire, t’écouter, c’est un pan de nos vies que je tente de reconstruire...


Nous nous sommes rencontrées dans le grand amphi de la fac des lettres de Toulouse en 1968, nous étions 4 : toi et Michel, Marie-France et moi.
Il y en eut des débats, des discussions, dans cette période propice aux envolées, mais je me souviens avec précision d’une seule, celle qui me fit rencontrer Lilou pour la première fois :
Nous sortions d’une intervention de Fernand Deligny qui nous avait passionné-e-s …Là est né entre nous ce lien indéfinissable, mais qui ne se romprait pas, qui durerait tant que nous serions vivants. Nous avons prolongé la discussion, Deligny avait parlé – mais pas seulement – de l’apprentissage de la lecture ; quand, comment, donner cet outil aux jeunes, comment faire pour qu’ils entrent dans ce désir du lire. Le Livre déjà !
Tu étais légère, piquante, brillante, la plus brillante élève de Granel, tu ressemblais à une héroïne de Rohmer, tu parlais déjà avec précision, avec minutie, tu parlais peu – pas de logorrhée.
Tu étais toujours à la recherche d’un raisonnement, d’un questionnement, d’une manière d’être, de dire justes.
J’ai retrouvé une photo, prise par Dieuzaide, où tu es au départ de la première grande manif de 68, à Toulouse, près de la place du Salin, siège du palais de justice. Tu es là, au premier rang, avec Michel, Marie-France, Cours-Salies, autre leader toulousain, philosophe du Mouvement de mai qui démarrait le 25 avril 1968 à Toulouse, Toulouse qui, comme en témoigne Christine Fauré, fut la première grande ville universitaire à rejoindre Paris dans le mouvement de contestation.


25 avril 1968, “première grande manif de 68 à Toulouse”, Lilou (flèche verte) et Marie-France Brive (flèche violette).
Photo Jean Dieuzaide

Nous nous sommes retrouvées dans l’après 68, au lycée de Condom, nombreux à avoir milité en 68, nombreux à être nommé-e-s dans ce coin du Gers qui nous paraissait si loin de la Ville ; on nous/vous avait éloigné-e-s, nous étions dans un bucolique, dérisoire et vert « goulag » !
Avec Michel, à cause de votre engagement en mai 68, vous avez été écartés du pouvoir enseigner la philosophie.
On vous avait trouvé là un emploi de pions, même pas la possibilité d’enseigner la philosophie, votre passion, votre force, ce que j’ai toujours vécu comme un grand gâchis d’intelligence, une grande injustice.

Puis-je dire que ces années ont été quand même des années heureuses ?
Je ne t’ai jamais entendue, chère Lilou, te plaindre... Ta douceur extrême et ferme cachait tes douleurs...
Toujours ton petit rire en cascade, comme celui d’une enfant qui peut craindre qu’on la gronde parce qu’elle rit, mais qui rit quand même !
Je te revois dans la grande cour du lycée Bossuet, assise sur un banc, sous les platanes, penchée auprès d’un ou d’une élève, dans la lecture d’un de ces petits livres rouges qu’éditait la Ligue communiste dont nous étions proches et dont tu étais une militante active.
Lire, expliquer, transmettre, croire.

Nous étions jeunes, riches d’espoir ; nous partagions les repas, les longues soirées d’ennui dans cette petite ville qui nous semblait à l’époque si éloignée du Monde, les conversations à égalité de pensée, de parole élève-prof ; nous organisions des « grèves sauvages », nous nouions des liens avec les syndicats locaux, tout semblait possible ! tout était possible : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. »

À Toulouse, nous avons cheminé côte à côte, parallèlement, dans le mouvement des femmes :
Marie-France et moi à la Maison des femmes, autour du ciné-club et du journal La Lune Rousse, Toi, dans le local de la rue Borios. Tu as donné de tes forces, de ton énergie dans l’écriture d’un journal plus ouvert sur le monde du travail, un journal en lutte contre l’exploitation économique des femmes, un journal dont un des grands moments a été, en septembre 1981, l’organisation, au restaurant Le Pharaon, d’un festival national de la presse féministe, du livre et de l’image : priorité donnée à une autre écriture, volonté de faire émerger une autre parole, d’autres voix.
C’est toi, Lilou,qui écris :
« Elles étaient un groupe de jeunes femmes, pendant ces années ardentes, folles, créatives et studieuses des mouvements de libération des femmes, à composer un journal appelé Différence. Qui portait ce sous-titre inspiré de Rimbaud : « Je est un autre. » Trois numéros parurent dans les années 1978-1979. Elles se réunissaient dans une grande demeure à Castelmaurou près de Toulouse, ou encore dans un café, La Gavine, que fréquentaient les groupes féministes... Je sortais à peine de l’utopie révolutionnaire... »
C’est toujours toi, Lilou, qui interroge :
« Où vivait-elle ? Où écrivait-elle ? Elle ne le savait pas vraiment, même si trois lieux allaient incarner sa vie. La maison de Line où elle apprenait studieusement des choses simples comme balayer et passer la serpillière sur le sol après un repas. La grande Bibliothèque où elle travaillait, et où son aspiration à écrire commençait à poindre au milieu des tourments. La grande demeure où, bénéficiant d’une compagnie qui la soulageait provisoirement de ses angoisses et de la détresse, elle écrivit à la hâte, comme en volant le temps et l’espace qui semblaient appartenir plus légitimement à d’autres qu’à elle. Mais bientôt, après le décès de son père, il y aurait un trait tiré sur la grande demeure. Elle n’était pas faite pour cette vie collective. De toute façon, on ne voulait plus d’elle. Elle serait seule, chez elle et à la Bibliothèque. Explorant le champ inconnu de l’écriture qui se dévoilait chaque nuit après qu’elle aurait traversé le tunnel violent de la détresse. »

Octobre 1980
Lilou
Je te revois assise, dans la salle commune de la Maison des femmes de Toulouse, nous apportant ton texte qui est devenu le nôtre pour dire Non à la Haine, Non à la Peur, après l’attentat de la rue Copernic, le 3 octobre 1980. Ce texte, qui portait ta marque, ton rythme, ton style si personnel, s’est inscrit indélébile dans nos mémoires. Le voici :

Nous qui sommes les autres
les femmes
connaissons
aussi
la haine
qui se nomme sexisme
.

Nous, femmes,
sommes solidaires
des juifs
victimes d’une haine meurtrière,

Particulièrement
solidaires
dans la ressemblance :
les nazis ont exterminé les juifs
à cause de ce qu’ils nommaient un principe féminin chez eux.

Qui a peur de l’autre ?
La peur de l’autre nourrit la haine.
Nous sommes pour la vie :
qu’advienne l’autre !


Des femmes du mouvement de libération des femmes
(tract distribué à Toulouse, manifestation du 7 octobre 1980)

Un jour, pourtant, tu écrivis :
« Mais un jour, dans ces années d’effervescence, elle fut aride. Un journal de femmes lui avait demandé d’écrire sur la légitimité. Cela lui fut impossible. L’écriture n’avait plus sa propre légitimité. Il fallait une contrainte, un ordre, une autorisation. »
Tu allais, chère Monique Lise, prendre un autre chemin, un chemin d’écriture, un chemin de sagesse, de spiritualité et de recherche qui allait voir nos routes diverger...
et pourtant !
Mon affection pour toi et la tienne que je sentais vive en retour seraient toujours là aux rendez-vous d’Ombres blanches pour chacune de tes publications, pour tes expositions à la Bibliothèque du Périgord ou à l’Espace des diversités, rue d’Aubuisson.
Nous étions toujours tremblantes en nous revoyant, tu savais ma solitude depuis la mort de mon amie, je savais ton amour et ta compassion.
Tu n’étais pas femme d’oubli.
Tu étais autre, mais tu acceptais, au nom du passé et de l’amitié indéfectible que nous continuions à partager, que je t’appelle Lilou.
Pourtant, c’est Monique Lise qui me bouleverse dans certains de ses dévoilements et quand elle écrit :
« C’est là qu’ayant abandonné la vie politique et révolutionnaire, elle vint vers le mouvement des femmes où elle se souvint dans une simple clarté qu’elle était juive, et où elle s’avança avec le voile de la peur vers le désir d’écrire. »
Je te revois et je te lis :
« Il lui semblait que son être était comme plié. Ignorante encore des mystères savants de la main, elle s’éprouvait comme recourbée, voûtée avant l’âge de la vieillesse. Vieille sans avoir vécu. Plus tard dans l’avancée des connaissances, elle sut que la pliure était l’aventure même de l’écriture. Plier se disait en hébreu glm (50) qui voulait dire également rouler. Comme Élie qui roula son manteau et l’envoya à son fils Élisée. Le fils du Miracle. »
Que ces mots que je t’emprunte, chère Monique Lise, soient pour toi « ...comme un baiser par-delà le temps. »

Irène Corradin, 5 novembre 2020
Les passages écrits par Monique Lise sont extraits de Métamorphose au ciel des solitudes, 2017
.



Ouvrages de Monique Lise Cohen



Militante révolutionnaire, féministe, philosophe, poète, animatrice de radio, bibliothécaire, et surtout et enfin "militante de la mémoire juive", Monique Lise disait être née plusieurs fois. Venue à l’écriture grâce au Mouvement des femmes, nourrie entre autres de ses années de compagnonnage et d'étude de la Bible et des textes talmudiques, elle est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages et études sur des thèmes littéraires, philosophiques, religieux et historiques, répertoriés dans le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France.


 

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Dernière mise à jour : 2 Décembre, 2020